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Le paradoxe de la coopération internationale

Marché de l'emploi -
21 novembre 2013


Le paradoxe de la coopération internationale
L'engouement pour l'humanitaire ne faiblit pas. De nombreux bénévoles continuent à s'engager dans des ONGs et des jeunes diplômé-e-s multiplient les stages dans l'espoir d'obtenir un poste fixe dans la coopération internationale (CI). Le milieu s'est professionnalisé et les exigences des recruteurs sont devenues élevées. Le temps de l'humanitaire au grand coeur est terminé. Un véritable marché de l'emploi s'est créé avec ses propres règles et ses propres lois.
Le marché de l'emploi de la CI
Aujourd'hui, il n'est pas simple de faire carrière dans la CI. Les ONGs recherchent des spécialistes toujours plus qualifiés pour satisfaire des exigences financières sans cesse plus contraignantes: fundraisers, communication managers, product managers, etc. La récolte de fonds est devenue une priorité pour beaucoup d'ONGs qui espèrent ainsi survire sur un marché de l'humanitaire hyperconcurrentiel et contenter des bailleurs de fonds qui attendent des résultats spectaculaires sur le terrain.
Le "Rapport sur le marché suisse du travail de la CI 2011/2012" du Centre d'information, de conseil et de formation pour les professions de la coopération internationale (cinfo) nous confirme le phénomène amorcé depuis plusieurs années maintenant. Le rapport montre qu'"[e]n 2012, un diplôme professionnel ou une maturité ne suffit que pour un poste sur vingt. Tous les autres postes nécessitent une formation du degré tertiaire, qu'il s'agisse d'un diplôme d'une haute école spécialisée ou d'une école supérieure (40%), d'un baccalauréat universitaire (28%), d'une maîtrise universitaire (20%) ou d'un diplôme post grade (7%)."
Le rapport du cinfo relève que 25% des annonces répertoriées sur le marché de l'emploi de la CI exigent un diplôme dans le domaine "Economie, droit, activité commerciale, prestations de service générales" ou un diplôme en "Sciences humaines et sociales, travail social". La recherche de professionnels dans le domaine de la médecine et de la santé représente environ 15% des offres. La demande de professeurs et des formateurs s'élève quant à elle à 13% et celle des diplômé-e-s en relations internationales et coopération au développement à 10%. Par ailleurs, 94% des personnes qui désirent travailler dans la CI disposent d'une formation tertiaire ou quaternaire (contre 37% seulement au sein de la population suisse).
La précarisation des jeunes sur le marché de l'emploi de la CI

Malgré ces exigences élevées, de nombreux jeunes espèrent encore faire une carrière dans la CI. Pourtant, selon le rapport du cinfo, la demande est nettement supérieure à l'offre et sature le marché. L'une des raisons qui explique ce phénomène est l'externalisation du marché de l'emploi. Les ONGs suisses engagent aujourd'hui davantage de spécialistes à l'étranger. Pour les jeunes diplômés dont les compétences ne sont pas toujours en adéquation avec les postes proposés, décrocher un job dans la CI est devenu un véritable parcours du combattant. Les jeunes doivent multiplier les stages ou accepter des emplois à temps partiel et souvent faiblement rémunérés.
Le parcours de Julien Bettler, directeur de l'ONG Norlha, une association qui vient en aide aux populations himalayennes, illustre bien ces difficultés. "Après mes études en relations internationales, explique Julien Bettler, je n'ai pas réussi à décrocher un emploi fixe dans la CI. J'ai été obligé de trouver un job dans un autre domaine en parallèle de mon engagement. J'ai trouvé un poste dans le social jusqu'à ce que Norlha m'engage à temps partiel. Mais en l'absence de financement pérenne, l'ONG a été contrainte de rompre mon contrat."
Julien Bettler travaille aujourd'hui à Norlha en tant que bénévole. "Pour une petite ONG comme la nôtre, déplore-t-il, avec une budget qui oscille entre 200'000 et 300'000 francs par année, nous sommes limités sur le nombre de collaborateurs engagés en Suisse. Les bailleurs exigent que la quasi totalité de leurs dons soit utilisée à des actions sur le terrain. Il est toujours délicat de leur expliquer que leurs exigences en terme de qualité passent aussi par l'engagement de collaborateurs expérimentés en Suisse. Car, au delà d'un certain seuil, le bénévolat ne suffit plus."
L'ONG emploie à l'heure actuelle deux salariés en Suisse à temps partiel et quatre employés locaux dans ses bureaux au Népal et au Tibet. Ils sont aidés par deux volontaires suisses en mission sur place et de nombreux bénévoles. L'engagement du personnel spécialisé local est un autre facteur qui explique la contraction du marché de l'emploi de la CI en Suisse. La tendance n'est cependant pas prête de s'inverser, les ONGs privilégiant l'engagement de spécialistes locaux pour des raisons qui se comprennent aisément.
Le paradoxe de la précarisation dans la CI

Récemment, plusieurs médias, notamment le journal Le Temps, ont dénoncé des conditions de travail inacceptables dans certaines organisations internationales établies à Genève: recours massif à des consultants, multiplication des périodes de stage, pression croissante sur les employés, procédures de mise au concours opaques, voies de recours juridiques limitées, etc. Toutes ces dérives sont évidemment choquantes, mais elles restent minoritaires au sein de la CI où les standards de bonne gouvernance sont généralement assez bien respectés.
La pression financière reste cependant forte. Elle se traduit par des récoltes de fonds agressives et contraint certaines associations à systématiser l'engagement de bénévoles ou de stagiaires. Des situations subies qui posent passablement de problèmes. "Les ONGs passent souvent 1 à 2 mois pour former des stagiaires, relève Julien Bettler, qui sont ensuite actifs durant encore 2 à 3 mois avant de s'en aller. Pour nous, l'investissement est donc peu rentable. Pour les stagiaires, en revanche, notre ONG représente un passage vers la CI. Des jeunes diplômé-e-s mais également des salarié-e-s avec une expérience professionnelle de plusieurs années. Ces derniers bénéficient souvent d'une mesure de réinsertion mise en place par l'ORP."
Le rapport du cinfo a montré que l'expérience professionnelle dans le domaine de la CI est primordiale pour trouver un poste. Dans l'aide humanitaire (AH), une expérience spécifique dans le domaine est exigée dans 68% des postes proposés. Dans le domaine de la coopération au développement (CD), une expérience préalable est demandée dans 60% des cas. L'expérience professionnelle pèse donc lourd dans le processus de recrutement. N'est-elle pas pour autant disproportionnée? Ne sert-elle pas plutôt à dissimuler une situation qui embarrasse la CI? La précarisation de certain-e-s employé-e-s qui y travaillent?
Lorsqu'on pose la question à Julien Bettler, ce dernier affronte la situation avec tact mais néanmoins sans se dérober: "Il existe bien un paradoxe entre le travail des ONGs et la précarité dans laquelle sont plongés certains de leurs collaborateurs. Il faut lutter contre les idées reçues. Notamment les fausses croyances autour de l'utilisation des fonds."
A l'heure de la suspicion, les ONGs ont bien du mal à justifier qu'une partie de leurs fonds servent à financer des salaires de collaborateurs suisses ou étrangers. Et pourtant, est-il vraiment très éthique de réduire la pauvreté d'un côté pour créer des situations précaires de l'autre?
Dimitri Marguerat
Le site de l'ONG Norlha

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