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La persistance du modèle patriarcal

Formation -
5 septembre 2013


La persistance du modèle patriarcal
En Suisse, les garçons choisissent des métiers typiquement masculins et les filles des métiers typiquement féminins. Voici les conclusions plutôt surprenantes d'une étude bâloise intitulée Kontinuität und Wandel von Geschlechterungleichheiten in Ausbildungs- und Berufsverläufen junger Erwachsener in der Schweiz réalisée dans le cadre du Programme national de recherche "Egalité entre hommes et femmes" (PNR 60) du Fonds national suisse. Pour rappel, le PNR 60 chapeaute 21 projets de recherche initiés dans le but de mieux comprendre la persistance des inégalités des sexes au sein de la société.
L'homme et la femme sont égaux sur le plan juridique. Pourtant, au quotidien, les inégalités sont encore nombreuses : différences de salaires, répartition des tâches inégale, opportunités professionnelles qui diffèrent en fonction du sexe, etc. En Suisse, la ségrégation de genre y est même nettement plus marquée que dans le reste de l'Europe en ce qui concerne les parcours de formation et les carrières. Qu'en est-il réellement? Ou plutôt, quelles sont les raisons de s'en inquiéter?
Le problème de la ségrégation de genre ne se résoudra pas de lui-même

En se penchant sur le parcours de plus de 6'000 jeunes suisses sur une période de 10 ans, l'étude menée conjointement par les équipes du Zentrum Gender Studies et du Seminar für Soziologie de l'Université de Bâle a révélé que 42 jeunes seulement, qui souhaitaient à l'âge de 16 ans exercer un métier atypique en matière de genre, l'exerçaient effectivement dix plus tard.* Un chiffre extrêmement bas qui remet en question les modèles familiaux et les stéréotypes de genre véhiculés dans notre société. La nouvelle génération serait-elle moins émancipée qu'on ne le pense sur les questions de genre?
"Il ne suffit pas de s'affirmer égalitaire pour l'être effectivement, relève Magaly Hanselmann, déléguée à l'égalité du canton de Vaud et cheffe du Bureau de l'égalité entre les femmes et les hommes. Les mécanismes sont complexes et la société ne tend pas "naturellement" vers l'égalité. Le système actuel conduit à une très grande ségrégation et l'argument du type: "Il faut du temps pour que les mentalités changent" ne tient plus. C'est l'un des grands mérites de cette étude. De par son ampleur et sa durée, elle a su montrer que la ségrégation de genre n'était pas un problème qui se résout de lui-même. Il faut agir pour changer les choses."
Le choix précoce d'une profession

Le choix précoce d'une profession en comparaison européenne est l'un des principaux problèmes que les chercheurs bâlois ont pu identifier. Dans la plupart des cantons suisses, les jeunes doivent en effet choisir une profession lorsqu'ils terminent leur scolarité obligatoire, alors qu'ils sont encore très jeunes - la plupart ayant à peine 15 ans.
"A cet âge-là, note Isabel Taher-Sellés, directrice de l'Office d'orientation scolaire et professionnelle du canton de Vaud, les adolescents ont souvent du mal à se distinguer de leurs pairs (habillement, langage, etc.). Il est dès lors plus difficile pour eux de choisir un métier qui sort de la norme. Les jeunes qui le font doivent avoir plus d'assurance, mais également des modèles de référence atypiques et des parents particulièrement compréhensifs."
La perpétuation du modèle familial traditionnel

La persistance du modèle familial traditionnel est également l'une des raisons qui explique la ségrégation de genre, un modèle où l'homme est pourvoyeur de la femme au foyer. Selon l'étude, une femme qui désire avoir des enfants choisira un métier typiquement féminin qui lui assurera à un travail à temps partiel et lui permettra de prendre des congés parentaux. A l'inverse, l'homme qui veut avoir des enfants optera, lui, plutôt pour une profession bien rémunérée qui lui offrira de véritables perspectives de carrière et ainsi l'assurance de pouvoir subvenir aux besoins de sa famille.
"Même si l'égalité des sexes progresse dans les familles, résume Magaly Hanselmann, on voit encore trop souvent des jeunes couples mus par de bonnes intentions qui se retrouvent après la naissance de leur premier enfant dans une répartition traditionnelle des rôles. Il existe deux raisons à cela. La première est sociétale - l'organisation de travail ne permettant pas ou très difficilement à la femme de concilier vie de famille et vie professionnelle. La seconde est individuelle - chaque individu étant confronté à son propre vécu et à ses propres représentations qui sont souvent difficiles à dépasser."
L'enjeu économique de la ségrégation de genre

La ségrégation de genre n'a pas seulement des répercussions sur la sphère privée. Dans le domaine de l'économie, elle constitue à termes une perte importante pour les secteurs d'activité fortement sexués. C'est le cas notamment des jeunes adultes, selon l'étude, "qui apprennent des métiers exclusivement masculins ou féminins et ne peuvent ainsi développer pleinement leurs capacités. A l'inverse, des secteurs d'activité fortement sexués comme les métiers des domaines de l'ingénierie et des soins, qui souffrent d'une pénurie de main d'oeuvre qualifiée, profiteraient d'une ségrégation moins marquée."
Un constat que partage également la déléguée à l'égalité, Magaly Hanselmann. "Certaines filières manquent cruellement de talents, note-t-elle, surtout en ce qui concerne les femmes. La ségrégation de genre ne correspond donc pas aux besoins réels de l'économie." Seulement voilà. "Le problème vient également des employeurs, relève Isabel Taher-Sellés. Certains ne sont pas encore prêts à engager des femmes ou des hommes dans des secteurs d'activité fortement sexués. Le cas échéant, les jeunes engagés ne sont pas considérés comme des véritables collaborateurs."
Les jeunes hommes qui exercent un métier féminin jouissent d'ailleurs souvent d'un statut social relativement bas. A l'inverse, par contre, les femmes qui exercent des professions masculines accèdent souvent un statut social supérieur. Les ressources ne sont donc pas toujours bien utilisées, ce qui représente une perte importante pour l'économie, surtout lorsqu'on sait que les femmes ou les hommes qui exercent un métier atypique ont souvent des compétences scolaires bien supérieures à la moyenne.
Les raisons d'espérer

Dès lors, que faire? Flexibiliser les professions masculines et améliorer les conditions de travail des professions féminines. Mais ce n'est pas tout. Pour inciter les jeunes à choisir des professions atypiques, l'entourage doit également les encourager. Ce qui n'est pas toujours le cas. Le Bureau de l'égalité et les offices d'orientation scolaire et professionnelle ont évidemment un rôle à jouer.
"Le Bureau de l'égalité du canton de Vaud met en place de nombreuses actions pédagogiques sur le terrain, relève justement Magaly Hanselmann. Par exemple la journée "Oser tous les métiers" fréquentée par plus de 16'500 élèves du canton." Dans les offices d'orientation, une attention particulière est mise sur la formation des professionnels, tient à nous faire savoir Isabel Taher-Sellés. "Les professionnels sont formés de manière adéquate, nous assure-t-elle. Ils sont sensibilisés sur les stéréotypes en matière de genre."
Mais toutes ces actions ont leurs limites, comme l'étude le prouve. Un aveu d'échec? La déléguée à l'égalité, Magaly Hanselmann, ne le pense pas. "La société n'est pas monolithique. Il existe des courants contraires qui parfois créent des remous indésirables. Par exemple, l'image de la femme dans les clips vidéos ou encore l'hypersexualisation des jeux d'enfants. Mais les autorités politiques semblent avoir enfin pris la mesure du problème. Dans la nouvelle loi sur l'enseignement obligatoire du canton de Vaud (LEO), un article mentionne désormais clairement le principe de l'égalité entre les sexes. C'est une base sur laquelle on peut s'appuyer pour développer des projets pédagogiques à l'avenir plus globaux."
* Les professions comportant au moins 70% de personnes du même sexe sont définies comme des professions typiques en matière de genre.
Dimitri Marguerat
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